"...La signora Bonini, qui enseignait le français, parlait souvent à ses amies de cet élève, qui au début lui avait donné tant de préoccupation et qui s'était révélé un vrai trésor, avec une bonne prédisposition pour les langues. "Il a une extraordinaire oreille musicale, qui lui permet d'apprendre avec une extrême facilité surtout la prononciation exacte" disait-elle toujours pleine d'animation. D'autre part, Amos, qui connaissait et aimait beaucoup certaines oeuvres musicales en langue française comme Faust ou Werther, se délectait d'apprendre par coeur quelques textes d'airs célèbres comme" Salut, demeure chaste et pure" ou comme" Pourquoi me réveiller". Quand un jour la signora parla
d'André Chénier, elle suscita chez Amos la fantaisie et les souvenirs, et il fut pris d'une curiosité toute adolescente de connaître le texte original que le poète français avait écrit avec son propre sang sur les poignets de sa chemise, peu de temps avant de mourir. De retour à la maison, pendant le repas il récita à ses parents quelques vers, non sans une certaine complaisance pour ce qui lui paraissait une citation savante, que lui seul s'était imprimé en mémoire, tandis que le reste de la classe se trompait, attendant avec anxiété le son de la cloche. En proie à ces lointains souvenirs, à ces sensations, qui l'accompagneraient pour toujours, il avait écouté ces vers, les avait répétés fébrilement pour ne pas les oublier ; à la fin du cours de langue étrangère il les avait notés et à table, avec la voix volontairement triste, il avait commencé à réciter, comme à lui-même :
"Comme un dernier rayon, comme un dernier sourire animent la fin d'un beau jour, au pied de l'échafaud j'essaye encore ma lyre: peut-être est-ce bientôt mon tour".
Il fit une brève pause, puis traduisit. Il nota même une certaine admiration dans l'expression des siens, mais personne, en ce moment, ne partageait son intime émotion, parce que personne n'était capable de parcourir à reculons le fil qui liait ces vers aux notes d'Umberto Giordano et à l'interprétation magistrale de Franco Corelli, qui l'avait tant touché et excité, quelques années auparavant, quand Oriana lui avait offert le premier disque de son ténor préféré. Amos récitait ces vers en français et dans son esprit résonnaient en parallèle la musique de Giordano, la voix de Corelli et les vers de l'air : ainsi il se sentait immergé dans un monde tout à lui dans lequel sa fervente immagination s'efforçait de s'identifier le plus possible à ce moment d'histoire, pendant lequel on combattait et tuait avec tant d'inflexibilité..."
La musica del silenzio page 100 (traduction sans autorisation de l'auteur
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